mardi 19 février 2013

Douarnenez, septième jour


Réveil à 8 heures, après avoir rêvé de guerres, normal, vu les images sur lesquelles je me suis couchée. Les petits Belges couinent à l’étage en-dessous, le jour se lève et l’âne brait déjà. Woaoh, il va peut-être faire beau ? Morgane disait hier qu’ils promettaient une belle fin de semaine. Les petits pleurent et tapent dans les portes maintenant, je mange mon œuf-pain beurré en repensant aux histoires de phares que Gérard Mével m’a racontées hier.

Isabelle vient me chercher : cap sur les Ateliers de l’Enfer, où on forme (de façon très renommée) des adultes à la charpenterie marine, à la voilerie et à la sellerie nautique. D’abord l’atelier charpente marine, guidés par Alain, l’un des formateurs. Ça sent puissant le bois, tous les élèves ont des casques anti-son aux oreilles rouges et des outils en main autour de deux coques très différentes en construction. Apprendre les gestes, éduquer l’œil et la main. 20 élèves par session, dont deux filles environ, qui ont du mal à trouver du travail ensuite, le milieu préfère les hommes. Le travail, c’est rien de fixe, toujours des missions. Encore un parallèle avec le théâtre. La carotte pour les élèves, c’est la semaine de navigation dans le bateau qu’ils ont construit toute l’année. Alain est passionné. Derrière l’atelier, il nous montre les bateaux récupérés qu’ils copient ensuite. Pas tous navigants, pourtant il faudrait, c’est le seul moyen de comprendre comment le bois joue, vit et se déforme. 

Puis on visite la section sellerie et la section voilerie, leur grande salle de couture au plancher à hauteur de la table des machines, pour ne pas froisser les matériaux synthétiques. Profs tout aussi passionnés, élèves en chaussons, passions de régatiers, et discussion avec Elise qui vit sur un bateau dans l’Aber Wrach, tanne ses voiles là-bas, les pieds rouges, avec toute une bande d’amoureux des bateaux, que j’irai peut-être voir quand je serai à Plouguerneau. Tous ces jeunes gens et jeunes filles qui choisissent un métier si lié à la mer…

A midi, on déjeune au Bigorneau amoureux, au-dessus des vagues, au milieu de ma route préférée, avec Lisa, une des collègues d’Isabelle. Elle vient d’en face, de Plozévet, elle a découvert la beauté de son pays en arrivant à Douarnenez. On parle mer et voyage, mer et partir, mer et rester. Et de l’été. Il fait magnifiquement beau, le soleil nous chauffe par la porte ouverte. Pourquoi tous ces couples qui déjeunent face à face puis marchent sur la plage, main dans la main ? Ah oui, c’est la Saint Valentin !

Fin d’après midi : je retrouve Carole sur le Rosmeur, sous sa casquette de correspondante d’Ouest-France, cette fois, pour lui raconter Far Ouest, maintenant qu’elle est sortie des Gras.  Tous les cafés sont fermés (ils récupèrent !) alors on va sur le Port Rhû, au café jaune où on boit super un thé vert pour se réchauffer. Sur la route, Carole me raconte l’Antigone Z, ce gros cargo rouge qui m’intriguait derrière la capitainerie. Il doit repartir demain pour le chantier de démolition à Brest après 8 mois sans solde payée pour les marins panaméens. Son nom a été noirci, il n’existe plus, le prix de la ferraille paiera juste son remorquage.
On parle des Gras mais aussi de la vie ici, pour les jeunes et les moins jeunes, du rapport avec les touristes, l’été, des plages d’ici et d’ailleurs. Puis du projet bien sûr, et de la façon dont Far Ouest va se poursuivre, pour moi ailleurs, par collectage, toujours, pour les Douarnenistes qui ont envie de s’y associer.

Dernières crêpes sur le port, retour au gîte, écriture. J’avance par bribes, par motifs, instantanés, comme un puzzle dont je n’aurais pas la photo finale mais dont je sais qu’il va finir par s’assembler.
Puis je rentre à pied sous l’immense ciel étoilé au-dessus des arbres noirs, guidée par le faisceau serré de ma petite lampe de poche. Immensité renversée. Calme et vent frais. Toujours pas de crapauds, et la nuit sent la terre mouillée.
Karin Serres

Douarnenez, sixième jour


Réveil dans le matin bleu. Le temps que je fasse cuire mes œufs, les coqs chantent et le jour se lève. Les nuits sont courtes, quand même. Mais je ressens déjà l’éphémère des Gras (de la vie ?), ce soir on brûle le Den Paolig et c’est déjà fini de se costumer (seul son groupe le fera). 
On dit Douarneniste et Capiste, je ne savais pas. 
Je mange mon pain grillé, puis Isabelle m’emmène à mi-chemin de chez lui retrouver Gérard Mével, adjoint à la culture d’Esquibien, qui va me faire visiter le Cap Sizun toute la journée.

Dès les premiers kilomètres sous la pluie, au chaud dans sa Merco, on parle théâtre : il dirige une troupe qui travaille au Théâtre Georges Madec et monte plein de spectacles chaque année. L’an dernier, ils ont joué “Le terrain synthétique”, avec des ados, et cette année, “Ramassage Polaire” de Françoise Pillet, mon amie ! Les coïncidences sont drôles.
Gérard Mével a une vie passionnante, voyageuse et à travers de nombreux métiers. Après avoir rencontré des pêcheurs de bar, sur le port d’Audierne, regardé l’épave du Petit Corse, rencontré le groupe théâtre enfants et ses animatrices et visité son super théâtre bleu, il m’emmène chez lui, face à la mer (quelle vue !!!), boire un café, puis on repart découvrir la pointe du Van et le minuscule port du Vorlenn. Il fait un temps de chie, on s'incline à 90° en sortant de la voiture, mes lunettes sont trempées, mais quelle beauté !

On déjeune au Bar Breton où Françoise nous raconte sa triple vie d’infirmière à terre, de patronne de restaurant et de personnel soignant embarquée sur le bateau de la SNSM. Puis retour chez Gérard où arrive son ami Marc, marin et plongeur, lui aussi, inventeur d’épaves, photographe, vidéaste sous-marin, et l’après-midi passe sans qu’on s’en rende compte tellement ils ont d’histoires à partager. On parle des danders de la plongée et de la navigation, mais aussi du plaisir de voyager. De l’apnée, de la chance de vivre là où on est né, de ce qu’on passe sans le voir et de l’importance de la transmission des paysages qu’on habite mais où on ne fait que passer. Gérard me prête des extraits d’un livre de JP Abraham qui a vécu dans le phare d’Ar-Men et me raccompagne à Douarnenez. 

Bref passage au gîte, normalement, mais une famille belge débarque, trempée : mère polonaise, père anglais, deux petits garçons blonds épuisés, ils cherchent à joindre Anaïg pour se loger cette nuit mais ils n’ont pas son portable, alors je l’appelle, je les héberge en attendant qu’elle arrive et leur offre du thé. Soulagés d’être au chaud et au sec, les deux petits blonds se roulent par terre, lèchent le lino, mettent de la monnaie dans leur bouche et imitent les chats. Quand Anaïg les emmène s’installer en dessous, je me dépêche de sortir, la nuit tombe presque.

Et je promène mon chien invisible sur ma route côtière maintenant préférée, dans l’air de plus en plus bleu et brumeux. Lhumidité floute mes lunettes, mais quel plaisir, cette route avec ses trois paysages si différents, et quel silence, l’allumage tranquille des réverbères qui rythment les courbes au-dessus de la mer.

Avec Isabelle, on retrouve les filles de TTT venues nous rejoindre pour l’incinération (quel nom !) du Den Paolig, sur le Rosmeur. En attendant, on boit un coup au Lamparo avec Morgane qui me raconte ce que c’est d’être Capiste, l’attachement à ce pays « comme un aimant », ce pays à la vie si particulière, si proche de la nature, des saisons, des éléments. Mon résumé de mes impressions lui plaît : il y a rien et c’est si beau. Puis on va manger des galettes à la crêperie du coin, mon QG, en regardant passer le cortège, bien au chaud.

Dès que les premières flammes s’élèvent, nourries d’essence, on sort dans la foule aux lampions, au-dessus du groupe des veuves et maîtresses joyeuses. Au début, c’est beau et festif. Et puis la fanfare se tait, la silhouette qui brûle devient étrangement humaine, les boulettes de papier remplissant la structure rougeoient comme des braises et toute la foule s’immobilise en silence, touchée. Je pense au Vieux Fusil, à Pompéi. Puis à un GI qui sort de la jungle après un bombardement au napalm. Puis, une fois la silhouette arrosée au tuyau, à un soldat de la premier guerre mondiale, mort debout, dans la boue des tranchées, et à l’armée de terre cuite déterrée en Chine.
Quand le tracteur repart, tirant la structure de fil de fer qui re-servira, l’année prochaine, juste habillée différemment par Rémi et son acolyte dans le plus grand mystère de leur hangar secret, je réalise que ce Den Paolig est un phénix qui renaît de ses cendres chaque année.
 Karin Serres



 

Douarnenez, cinquième jour


Quand je me réveille, la brume nappe toute la côte, on se croirait en Chine aux collines bleu fumée. 
Je vais déposer la clé du bas à Anaïg et on parle de ses Gras, du temps passé sur les machines à coudre et du plaisir partagé, de la justesse de février pour cette « bulle » hors de la vie quotidienne, justement, à la fin de l’hiver, qui sûrement aide à le supporter et à le traverser.

Je reprends l’écriture. Le soleil me chauffe le dos. Est-ce qu’ils font du rock, mes deux personnages ? Dans un groupe, ensemble, ou pas ? Ils partagent le plaisir de se costumer, en tout cas. La première ville d’une résidence itinérante donne la couleur de toute la pièce, je suis contente que ce soit Douarnenez. Février aussi, c’est un beau mot.

Fin d’après-midi : je sors visiter le Port-Musée, impressionnée par la variété des bateaux, la vie des sardinières et la vidéo des SNSM, puis je rejoins la MJC où je retrouve Isabelle et ses collègues. 
Dîner improvisé et chaleureux chez Eric, le directeur de la MJC, croisé dimanche dans le défilé. On parle de nos endroits préférés à Douarn. 
Puis on se change à côté de la voiture pour le bal costumé, à la salle des fêtes. Isabelle a un nouveau costume de Vénitienne, moi juste changé de couleur de pull de cow-boy : normalement il faut changer de costume chaque jour, nous a dit Carole, mais la première année, c’est autorisé d’y déroger. 
Détails techniques, 2 : attention au sombrero, peu pratique pour draguer. Idem pour la boîte de sardines, si on veut danser… 
On retrouve Maryvonne et Jean-Roger déguisés en créoles, qui attendent en vain de quoi danser valse ou cha-cha. 
Vers minuit, concours de costumes à l’applaudimètre. Le pape essoufflé fait un tabac. La musique nous plaît moyen, on en a plein les pattes, on va se coucher.
Karin Serres

Douarnenez, quatrième jour


Je sors ouvrir mes volets dans l’air froid, l’herbe est trempée. Cris de mouettes, envol de corbeaux. 
Mes personnages se rencontreront aux Gras, plutôt qu’en été. Sur un char, au bord du défilé, à quel âge ? Mais Douarnenez n’est qu’un des endroits où je vais travailler, ce ne sera pas Carnaval partout. Par contre, mon image d’un homme déguisé en grosse femme pourrait marcher.

C’est lundi, tout est fermé. Je fais le tour du petit port, du grand port, jusqu’au Port Rhû. C’est la mer d’Iroise qu’on voit derrière les hangars.

14h : j’attends Johan, un collègue d’Isabelle, en buvant un café au soleil sur le muret devant le bar des Halles, dont toute l’équipe des Licornes se prépare à soutenir les trois coureurs. 
Le principe de la course inter-bars ? 11 bars, trois coureurs par équipe, qui doivent faire le tour du pâté de maisons jusqu’au Bonomic et retour (environ 800m) avec un gobelet plein d’eau posé sur un plateau. A la fin du tour, le coureur vide ce qu’il reste d’eau (parfois, rien…) dans une grosse bonbonne au nom du café pour lequel il concourt et passe le relais à son coéquipier…etc. Pour gagner, il faut remplir deux bonbonnes de 5l, soit 10l en tout, soit 40 tours de course au moins, sur les pavés, en slalomant entre les passants, les chiens, les voitures, les autres concurrents… et bien sûr, tous les coureurs sont costumés. 
Pendant la course, les 3 coureurs du bar des Halles foncent et courent, concentrés, en essayant de ne pas manger les mèches de leur perruque. Sérieux, entrain, effort, bière entre les tours et massages à l’huile d’olive pour les mollets à l’air. Pas de triche ! Les groupes ont des tactiques différentes mais la même envie de gagner, même Miss Chiquita et ses faux seins, qui craint les courbatures, demain. Le bar qui remporte la course trois années de suite peut garder la coupe à vie. Johan et son équipe l‘ont déjà remportée deux fois de suite, puis perdue, puis gagnée encore l’an dernier. 
Malgré tous leurs efforts, ils finissent deuxièmes, déçus mais soudés.

Je rentre au gîte déménager mes affaires dans l’appartement du haut, plus grand et avec plus de lumière. La chambre a quatre lits, j’en pousse un sous le Vélux pour voir la mer demain matin, à peine levée. Un son étrange résonne, liquide et régulier, dans le conduit de la cheminée du rez-de chaussée.

21h10 : je commence à écrire ma pièce à partir de toutes mes notes déjà accumulées. Ce soir, il y a karaoké au Malamock. J’écris 7 pages : à la fin, combien j’en garderai ? Pour le moment, c’est un garçon et une fille qui se connaissent depuis tout petits, elle est née ici et veut partir, lui vient d’ailleurs et a envie de rester. Ou le contraire. Mais ce n’est pas nostalgique. Ça doit être rock, plutôt. Dans un vieux prospectus, je déchire des photos de groupes et de chanteurs que je scotche dans mon carnet. Les looks, le romantisme dark torturé, la colère, l’énergie, les paroles rebelles et concentrées (écrire des chansons ?), les fanfares, les rythmes, les sons.
Karin Serres

Douarnenez, troisième jour


Je me réveille, les reins et les pieds en compote : cow-boy sans bottes, aujourd’hui ! Faire les Gras ou non, je comprends maintenant ce que ça implique. Quelques pétards explosent au loin, les oiseaux s’envolent en criant. Les plumes noires des boas de Flore et Amandine trainent partout sur mon carrelage, avec une grande plume rouge oubliée.

11h15 : j’attends que la pluie passe. Le mimosa balance ses lourdes branches fleuries et trempées dans le vent. Il fait sombre comme à 6 heures du soir. Plus un chant d’oiseau.
Du coup, je rate les Noces, les officielles et celles du groupe de Françoise. Sac de costumes à la main, comme beaucoup, je marche du Rosmeur jusqu’aux réservoirs bleus où on a rendez-vous à 14h.  
Très belle lumière, beaucoup de traces de la veille. Réveils pâteux, pliés en deux dans des coffres de voiture embuées, première clope dans l’air humide, quelle heure il peut être ? pendant que les enfants emmitouflés ramassent délicatement de minuscules faux billets entre les pavés. Demi-déguisements parce qu’on a froid, parce qu’on n’a pas assez dormi. Louis 13 en doudoune, au loin. Les rues mouillées sont pointillées de confetti, les pieds traînent, les voix partent en vrille, les mousquetaires zigzaguent et ça pisse dans le port en chantant de nouveau. Ou ça ne s’est pas arrêté ?
Je retrouve Isabelle devant l’horloge où les gens commencent à se rassembler. Café en terrasse au Lamparo, en regardant la pluie tomber sur le port. Les costumes recommencent à passer, chiens compris.

On se rhabille en cow-girls à côté de la voiture bleue et on monte les escaliers pour rencontrer la Noce des Gras version charcutiers : un groupe de 30-40 personnes, toutes déguisées hommes/femmes et vice versa. Accueil chaleureux et drôle par Françoise (aka monsieur le Maire), par la mère de la mariée (oh, je suis toute émotionnée ! vous voulez un bonbon ? (une rondelle de saucisson)) et par la mariée elle-même, une tête de plus que moi, en grande robe en satin, ongles faits, pieds nus dans ses sandales de noce, chapeau, voile et bouquet de salami et saucisses à la main. On sera les cousines d’Amérique, arrivées juste à temps à cheval. Nos chevaux sont morts d’ailleurs, d’où notre retard ce matin. Chacun invente sa propre histoire, à fond dans son personnage, nous expliquent-ils.
On prend notre place dans le défilé stationné près de la Criée, entre le char pastiche d’“On a marché sur la lune” avec deux Tintins, Milou à roulettes, dix petits martiens et une fanfare jaune, en croisant des russes toutes fourrures dehors et un char sous-marin avec crevettes et moules à taille humaine. 
Départ quelques heures plus tard, sous la pluie, dans le vent et la bonne humeur, pour faire le tour de la ville à deux à l’heure, en valsant régulièrement sur la Java Bleue, alternée avec Nini Peau de Chien et une chanson écrite spécialement pour l’occasion. Le plaisir intense de ce groupe aussi chaleureux que généreux est communicatif, on rit beaucoup et on parle en marchant. A un moment, notre groupe perd le reste du défilé, mais des gens offrent café et brioche dans leur garage. Partout sur le parcours, des gens déguisés ou non se reconnaissent et se tombent dans les bras. Le vent retourne les parapluies, on gèle, surtout les hommes aux jambes nues, la mère de la mariée perd une bague (un diamant !) tellement le froid rétrécit ses doigts, on n’en peut plus mais heureusement, c’est l’endroit de se disloquer.

Le groupe nous entraîne au café du terminus des cars, son point de ralliement, où on continue, un peu plus au chaud, de discuter autour de leur passion pour les Gras et de leur préparation. Puis ils nous emmènent encore partager le pain-pâté offert par le comité aux défilants, et on les quitte heureuses d’avoir pu vivre ce défilé de l’intérieur : c’est inexplicable et intense, ce plaisir de changer de vie, d’identité, de comportement grâce aux déguisements. 
C’est le cœur du théâtre, aussi, je réalise tout à coup. Donc de ce que j’ai commencé à écrire. 
Karin Serres